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Autour du fonctionnement des sciences physiques/ |
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Rubriques : | Une introduction au fonctionnement des sciences physiques | ← vous êtes ici | Exemples de diagrammes des deux mondes | | Histoire des sciences : une chronologie (page en construction) | Aux lecteurs du BUP : Les parties I, II.1 et la conclusion de cette page sont parues, plus ou moins sous la même forme, dans le numéro 1007 (novembre 2018) du Bulletin de l'Union des Physiciens (BUP). Ceux qui ont lu la version papier pourront être intéressés par les autres parties (notamment II.2 à II.5), et par la page sur les exemples de diagrammes des deux mondes (second lien ci-dessus).
RésuméL'objectif de cette page est de parler de la façon dont fonctionnent les sciences physiques, c'est-à-dire de décortiquer ce qu'il se passe et ce qui est en jeu lorsque l'on pratique les sciences physiques, que l'on soit un étudiant s'essayant à un problème de TD, un chercheur voulant réformer le modèle standard des particules, ou un citoyen décryptant une actualité scientifique. Il s'agit donc de faire de l'épistémologie. Introduction
Nous verrons que le physicien cherche à comprendre les phénomènes - pris ici au sens étymologique de "ce qui paraît" - et doit pour cela les traduire dans le langage de la théorie : il effectue ceci via un modèle. Les parties I.1 et I.2 s'attachent à définir ces termes (théorie et modèle, phénomènes et situation réelle) et leurs articulations, notamment en présentant un outil synthétique appelé le diagramme des deux mondes. La partie I.3 présente des exemples de tels diagrammes pour certaines théories au programme de L1, L2 ou CPGE : optique, électromagnétisme, mécanique, thermodynamique, etc. Il peuvent être adapté à l'enseignement secondaire, et des exemples utilisés en classe de seconde sont montrés. Puis la partie II exploite les concepts de la partie I afin de mieux comprendre divers aspects des sciences physiques : les étapes d'une démarche de modélisation dans le II.1, la distinction entre physique appliquée et fondamentale dans le II.2, le caractère fini du domaine de validité d'une théorie dans le II.3, la façon dont est "validée" une théorie dans le II.4, et la mise en défaut soit du modèle soit de la théorie dans le II.5. La partie III aborde la question de la science en construction et quelques interrogations philosophiques. Enfin, ces pages ne disent rien de vraiment nouveau : la littérature sur le sujet abonde, et philosophes des sciences comme physiciens discutent depuis longtemps de ces notions (souvent de façon plus compliquée !). Une courte bibliographie est présente en fin d'article. I - Des bases d'épistémologieI.1 - Un exemple introductifNous commençons par étudier un exemple simple qui va permettre d'introduire les notions importantes. Cet exemple consiste en l'étude de la trajectoire d'un ballon. Nous disposons donc d'un lanceur de ballons qui permet de contrôler l'angle initial et la vitesse initiale du ballon, et nous pouvons par exemple mesurer la distance entre le point de départ et le point d'impact lors de la retombée au sol. La question que se pose le physicien est alors : "comment prédire la distance d'impact ? Quelles sont les grandeurs qui vont influer sur cette distance et selon quelle dépendance ?"
I.2 - Bilan, considérations plus générales et diagramme des deux mondesL'exemple précédent permet maintenant de tenir des propos plus généraux. Nous pouvons d'abord proposer une définition de ce que sont une théorie et un modèle :
La théorie contient donc l'ensemble des concepts et outils mathématiques utilisés, et le modèle est la traduction des faits observés dans ce langage. On a donc schématiquement "théorie ↔ modèle ↔ faits expérimentaux". Nous suivons ici directement l'idée de Coince et al. (BUP 900, janv. 2008) en introduisant un diagramme qui permet de résumer et de présenter tout ceci de manière imagée : Ce diagramme comporte trois éléments principaux :
Dans le cas de la théorie de la mécanique et de la gravitation de Newton, une proposition de diagramme serait la suivante : I.3 - Une collection de diagrammes des deux mondesD'autres diagrammes peuvent être construit. Ils permettent à chaque fois d'avoir une idée du champ d'application de la théorie concernée. On pourra donc consulter la page suivante pour plusieurs exemples de diagrammes. II - Ce que permettent ces considérationsII.1 - D'expliciter la démarche de modélisationLe formalisme du diagramme des deux mondes peut être exploité pour décortiquer les grandes étapes d'une démarche de modélisation, et c'est ce que nous faisons dans cette sous-partie. Précisons d'abord ce que l'on entend par là. Le terme de "démarche scientifique" parfois employé possède un sens très large et, s'il est compris comme toutes les activités mises en œuvre par le scientifique pour faire progresser son travail, alors la démarche de modélisation en est une des composantes (mais une des composantes seulement, la "démarche scientifique" en comprend bien d'autres : les processus de validation de modèles ou théories, l'atteinte d'un consensus, le peer-review, les phénomènes d'orientation des programmes de recherche, le financement, etc.). La démarche de modélisation, donc, consiste à faire le cheminement entre les observations d'un système réel et leur description théorique décrit dans la partie précédente avec l'exemple du ballon de basket. Sa finalité est de fournir une interprétation des événements observés et de permettre des prédictions. Tout physicien est amené à effectuer des démarches de modélisation, qu'il soit chercheur, ingénieur ou étudiant. Ces derniers sont amenés par leurs professeurs à suivre une telle démarche en particulier lors de deux types de mises en œuvre pédagogiques : la résolution de problème (c'est-à-dire tout exercice peu guidé dans lequel on part d'un système physique à modéliser pour répondre à une question qui appelle généralement une réponse quantitative), et la démarche expérimentale en séance de TP. Ils la pratiquent également dans le cadre de projets, comme les TIPE en classe préparatoire. Nous commençons ici par le cas d'une résolution de problème. Dans le cadre d'une résolution de problèmeUne résolution de problème peut-être décomposée comme sur la figure ci-dessous : Schématisation de la démarche de modélisation et de résolution d'un problème de physique. Nous abrégeons les quatre compétences s'approprier, analyser, réaliser, valider, par app, ana, réa et val dans les figures. Nous en profitons ici pour situer les quatre compétences clés issues du programme de physique-chimie du secondaire et des CPGE : s'approprier le problème, l'analyser, réaliser les calculs, puis valider les résultats. Ces compétences (qui n'intéresseront que les enseignants de physique-chimie !) donnent lieu par exemple à des grilles d'évaluation en interrogations orales, et sont largement utilisées avec plus ou moins de succès dans les manuels. Nous pouvons ainsi mieux comprendre et décrire tout ceci schématiquement à l'aide du diagramme, tel que fait sur la figure ci-dessus. Détaillons cette figure :
Illustrons ceci sur un exemple concret. On étudie un appareil photographique, muni d'un objectif de focale 50mm. Pour faire la mise au point sur un objet, il est nécessaire de changer la distance entre l'objectif et la pellicule (en tournant la bague de mise au point). Une question possible est : sur quelle plage faut-il faire varier cette distance si on veut pouvoir faire la mise au point sur des objets au plus loin à l'infini, et au plus proche à 50cm de l'appareil ? Reprenons les étapes :
Une résolution de problème permet donc de travailler les étapes de modélisation, d'utilisation de la théorie et de validation. Notons que les exercices ou énoncés qui partent directement d'une situation modélisée (décrite dans le langage de la physique) court-circuitent l'étape 1 de choix de modélisation et ne font pas travailler la capacité d'élaboration d'un modèle à partir d'une situation réelle. Dans le cadre d'une démarche expérimentaleC'est un peu la même chose. L'article du BUP développe un exemple, que nous omettons ici car l'essentiel est déjà dit. Dans un cadre plus général
Prenons donc un exemple du côté de la recherche sur le climat. Le système observé est la planète Terre, ou plutôt son atmosphère, ses océans et sa surface. C'est un système bien compliqué, et le physicien doit le retranscrire dans le langage de la physique. Quelles théories utiliser ? La mécanique des fluides pour décrire l'écoulement de l'air et de l'eau, la thermodynamique pour décrire les changements d'état et les échanges thermiques, la chimie pour connaître le devenir des gaz dans l'atmosphère. Quels éléments retenir dans le modèle ? La circulation des océans et de l'atmosphère, la rotation de la Terre, la formation des nuages, l'éclairement solaire, l'albédo de surface... À la différence de l'étudiant, le chercheur est souvent contraint d'utiliser plusieurs théories et de construire et tester plusieurs modèles. Une fois traduit en équations, le système sera en général complexe et devra être résolu numériquement. La promenade dans le monde de la théorie peut donc être particulièrement longue et ardue en recherche. Il n'en reste pas moins qu'à la fin, elle aboutit à des prédictions chiffrées qu'il faut comparer aux observations pour pouvoir valider l'ensemble de la démarche.
II.2 - De saisir l'articulation entre physique fondamentale et physique appliquéeLa partie précédente décrit principalement l'acte de construction d'un modèle qui utilise les outils d'une théorie bien établie. Ainsi le climatologue utilise les théories de la mécanique des fluides ou de la thermodynamique, mais ne va ni les remettre en cause ni les perfectionner. Cependant, au cours de l'histoire des sciences et encore actuellement, la théorie elle-même n'est pas toujours définitivement construite : il faut alors tenter de la construire pour qu'elle décrive (via un modèle également à construire) les faits nouveaux observés. On est ainsi amené à faire la distinction entre physique fondamentale et physique appliquée. Même si cette distinction est parfois artificielle (nous y revenons à la fin de cette partie), elle est néanmoins utile en première approche. Développons :
Comment ces deux catégories se retrouvent-t-elles dans l'enseignement des sciences physiques ? Un cours de physique-chimie, que ce soit du lycée à bac+3, s'attache en général à présenter la construction d'une théorie lors du cours proprement dit. On part des principes et des concepts de base, on démontre ou on présente les théorèmes et résultats principaux de la théorie, etc. Le diagramme des deux mondes peut alors donner un aperçu global des concepts de la théorie et des phénomènes qu'ils permettent d'expliquer, et aider ainsi l'étudiant à mieux situer les choses. (Comme dans ces documents donnés en CPGE : ici page 3, ici page 4, et voir aussi I.3.) D'autre part, dans les exercices ou TD, il est principalement demandé aux élèves de faire de la physique appliquée (telle que décrite par les étapes de résolution du II.1). Sauf bien sur lors de... questions de cours.
II.3 - De comprendre la portée finie des théoriesLorsque nous avons donné la définition d'une théorie, nous avons indiqué que celle-ci possède toujours un domaine de validité restreint. Précisons ce que cela signifie en explorant deux "propriétés" des théories : le fait que l'une peut se déduire de l'autre, et le domaine de validité fini. Déduction : Une théorie peut être contenue dans une autre, dans le sens où la théorie "supérieure" permet de démontrer tous les résultats de la théorie "inférieure". Par exemple, la théorie de la mécanique et de la gravitation de Newton se déduit de la théorie de la relativité générale. Il y a donc une certaine hiérarchie entre certaines théories (mais pas toutes, certaines étudient des phénomènes distincts, l'électromagnétisme et la gravitation par exemple). Le diagramme de la partie I.3 propose justement un aperçu de cette hiérarchie. Notons tout de même que la question du passage par déduction d'un champ à un autre est complexe et intéressante. Dire par exemple que la chimie se déduit de la mécanique quantique est quelque peu provocateur... Car même si en principe les équations de la mécanique quantique permettent d'expliquer les édifices atomiques et moléculaires et leurs transformations et interactions, cette explication est parfois trop complexe en pratique. La chimie développe ainsi ces propres concepts, qui sont indépendants de ceux de la mécanique quantique. Et il en va ainsi de chaque théorie moins fondamentale, qui conçoit ses propres concepts et méthodes. La chimie se déduit-t-elle réellement de la mécanique quantique ? La biologie se déduit-elle de la physique et de la chimie ? Le fonctionnement de l'esprit se déduit-il des lois de la physique ? Ces interrogations sont légitimes et complexes. Elles obligent à parler de réductionnisme, de la notion de propriété émergente, et pourraient faire l'objet d'un article à part... (voir cet article classique (More is different, de P. W. Anderson), l'article Émergence de wikipédia, ou xkcd). Domaine de validité : Toute théorie a un domaine de validité restreint, au sein duquel ses prédictions sont vérifiées par l'expérience avec une certaine précision. La théorie est alors pertinente dans son domaine de validité. Par exemple la théorie de la mécanique de Newton permet une description très précise des phénomènes mécaniques, à condition d'être utilisée dans son domaine de validité : pour des vitesses petites devant celle de la lumière et dans des champs de gravitation faibles. Il est souvent difficile de prévoir les limites de validité d'une théorie et de savoir quantifier l'erreur commise sans connaître la théorie "supérieure", plus générale. Par exemple il faut utiliser les résultats de la relativité restreinte pour pouvoir prédire et chiffrer l'erreur commise lors de l'utilisation de la mécanique de Newton. Max Planck disait que l'on a toujours assigné aux sciences "comme fin supérieure de grouper en une synthèse systématique la prodigieuse diversité des phénomènes physiques et même, si possible, de la condenser en une seule formule". Mais on ne dispose toujours pas d'une théorie du tout qui serait valable sans limites, et toutes nos théories ont des domaines de validité finis. La relativité générale n'est plus valable aux échelles microscopiques où la théorie quantique intervient ; la théorie quantique est mal comprise en champ de gravité fort ; l'électromagnétisme de Maxwell ne rend pas compte des effets dus à la nature corpusculaire de la lumière ; etc. Certains physiciens doutent d'ailleurs qu'il soit possible d'obtenir une théorie universelle et avancent qu'il n'y a aucune raison fondamentale pour que la nature soit descriptible mathématiquement à toutes les échelles. Comment ceci apparaît-il dans le diagramme des deux mondes ?
En particulier les trois diagrammes concernant l'optique géométrique, l'optique ondulatoire et l'électromagnétisme peuvent être mis côte à côte et fournir ainsi une belle illustration du caractère plus général d'une théorie par rapport à une autre, et du domaine de validité toujours fini. II.4 - De comprendre la façon dont une théorie est validée ou rejetéeUn des objectifs de la science est de construire des théories qui permettent de comprendre une classe de faits observés de plus en plus vaste. Accepter ou refuser la validité d'une théorie n'est pas une affaire de croyance ou de mode, mais repose sur un consensus de la communauté scientifique, lui-même basé sur des critères que nous essayons d'exposer dans les deux points qui suivent. Réfutabilité : Ce principe a été introduit par le philosophe des sciences Karl Popper. Énoncé sans nuances (et donc de façon trop simpliste pour être vrai), le principe de réfutabilité indique qu'il suffit d'une seule expérience pour réfuter une théorie en construction. Nous nuançons et discutons de cette affirmation dans la suite. Il faut avant tout dire que ce principe ne concerne plus une théorie bien établie, qui possède un domaine de validité bien délimité. Prenons l'exemple de la théorie de la mécanique de Newton. Son domaine de validité est bien connu (phénomènes mécaniques avec des vitesses très inférieures à celles de la lumière, champs de gravité faible), et elle permet des prédictions précises au sein de ce domaine, imprécises en dehors. On sait même quantifier cette précision car des théories plus générales sont connues (relativités). Il n'est donc plus question de la réfuter ; il n'y a aucun sens à parler de réfutation. Il en est de même pour toutes les théories "bien établies" connues aujourd'hui : l'optique géométrique, ondulatoire, l'électromagnétisme, la thermodynamique, la mécanique quantique, etc., ont beau être en échec dans certains domaines, elles n'en restent pas moins des théories puissantes et utiles dans leurs domaines de validité. La réfutation sert donc à rejeter une théorie en construction. Prenons un exemple historique.
En effet, le philosophe Thomas Kuhn explique très bien que la communauté scientifique rechigne souvent à abandonner une théorie, et qu'il s'agit d'un processus long. Notamment :
Si l'on revient sur notre exemple, la théorie de l'éther n'a pas été rejetée suite à l'expérience de Michelson et Morley. Il y a même eu des explications de cette expérience dans le cadre de l'éther. Elle n'a été rejetée définitivement que plus tard, lorsque dans la théorie électromagnétique de Maxwell et celle de la relativité d'Einstein sont devenues des théories robustes dans lesquelles l'éther est inutile. D'autres exemples existent : les anomalies dans les trajectoires de Mercure ou d'Uranus n'ont pas impliqué un rejet de la théorie de Newton, etc. Le processus de choix entre deux théories est donc complexe. Il n'en reste pas moins que la réfutabilité est une caractéristique essentielle d'une nouvelle théorie scientifique. Pour que la théorie soit considérée comme scientifique, il doit exister des expériences (qu'il faut mener à bien dans la suite) qui peuvent selon leur résultat la mettre en défaut. Il faut même plus que cela : il faut que la théorie soit fortement réfutable, c'est-à-dire que cette mise en défaut doit complètement anéantir la théorie, sans qu'un petit ajustement puisse encore et toujours la sauver. S'il n'existe pas d'expériences permettant de tester ainsi la théorie, alors il ne s'agit pas de sciences mais de pseudo-sciences ou de théories farfelues...
Une théorie n'est jamais définitivement validée : Que dire enfin des théories qui passent avec succès des tests de réfutabilité ? Chaque résultat positif permet d'augmenter la confiance qu'a la communauté en la théorie. Elle n'est jamais définitivement validée, mais elle est renforcée, et son domaine de validité se construit petit à petit. La précision minimale qu'atteint la théorie dans ce domaine devient connue. Jusqu'à ce qu'elle devienne une théorie "bien établie" comme celles citées au début de cette sous-partie. Prenons pour cela l'exemple de la théorie de la relativité générale, qui est une théorie qui permet de décrire la gravitation et la manière dont les objets ou la lumière se déplacent. Il s'agit d'une théorie fortement réfutable car elle fait des prédictions qui peuvent être testées. Elle a passé avec succès ces tests de réfutabilité, par exemple : elle a prédit correctement la trajectoire de la planète Mercure, qui était inexpliquée jusque là, elle prédit également que la lumière est déviée par les corps massifs, ce qui a bien été observé par Eddington lors d'une expédition en 1919 pour observer une éclipse sur le continent africain. Elle prédit l'existence d'ondes gravitationnelles, qui ont enfin été observées en 2017 par les détecteurs Ligo et Virgo (soit près de 100 ans après la création de la théorie !). Plus précis encore : la relativité générale postule que la masse grave (celle qui intervient dans la force de gravitation de Newton $Gm_1m_2/r^2$) et la masse inertielle (celle qui intervient dans $m\vec{a} = \sum \vec{F}$) sont égales, alors qu'il n'y a aucune raison à priori car il s'agit de deux concepts bien distincts. Il s'agit du principe d'équivalence, qui d'ailleurs est aussi postulé en mécanique newtonienne. Une conséquence est que deux objets en chute libre dans le vide subissent la même accélération, quelle que soit leur masse ou la matière dont ils sont faits. Par exemple un marteau et une plume lâchés sur la Lune (en l'absence de frottements donc) atteignent le sol en même temps. Cette prédiction de la théorie a été testée de façon de plus en plus précise depuis des décennies, et la dernière en date est l'expérience Microscope (voir lien CNRS) qui permet de dire que le principe est vérifié avec une précision de $2\times10^{-14}$ (!). Cet ensemble en fait une théorie possédant un large domaine de validité au sein duquel nous savons avec quelle précision au minimum elle permet de prédire les faits observés. Prenons un second exemple, qui concerne la théorie de l'électrodynamique quantique (théorie décrivant l'interaction des particules chargées avec les champs électromagnétiques). Entre autres choses, cette théorie permet de donner une expression de ce que l'on appelle l'anomalie du moment magnétique de l'électron. Cette anomalie est un nombre sans dimension qui caractérise l'écart relatif à une valeur de référence. Elle peut être mesurée expérimentalement de façon très précise. Le dernier résultat est : \begin{equation*}\small a_{\text{exp}} = (1\,159\,652\,180.73\pm0.28)\cdot 10^{-12}, \end{equation*} l'incertitude étant une incertitude-type. La théorie prédit une valeur : \begin{equation*}\small a_{\text{théo}} = (1\,159\,652\,181.13\pm0.84)\cdot10^{-12}, \end{equation*} avec une incertitude car l'expression théorique fait intervenir des grandeurs obtenues via des mesures (la constante de structure fine). On voit ainsi qu'il y a, à la précision des mesures effectuées, accord entre valeur expérimentale et valeur théorique. On notera qu'il est remarquable qu'une théorie soit en accord avec l'expérience avec une précision atteignant 10 chiffres significatifs ! (les valeurs sont tirées de Bouchendira et al., 2010) Dans les deux cas précédents, on voit bien que les prédictions théoriques sont vérifiées sans cesse plus précisément, mais que cette quête ne s'arrête jamais vraiment : peut-être va-t-il y avoir désaccord si on raffine les mesures ? D'un autre côté, un désaccord entre valeur prédite et valeur mesurée avec un écart significatif (de plusieurs écarts-types) permet de dire sans aucun doute qu'il y a un problème avec la théorie ou le modèle utilisé : il y a anomalie, et nous retombons dans le cas du paragraphe précédent (réfutation si théorie en construction, indices vers l'édification d'une nouvelle théorie...), et il n'y a pas besoin de raffiner davantage les mesures.
II.5 - De comprendre que soit le modèle soit la théorie peuvent être mis en défautNous avons déjà évoqué que lorsqu'il n'y a pas accord entre prédiction théorique et mesure expérimentale, c'est qu'il s'agit d'une mise en défaut soit de la théorie (elle ne s'applique pas, on est hors de son cadre de validité), soit du modèle utilisé (trop d'hypothèses ou mauvaises hypothèses). Nous précisons ceci dans cette partie avec un exemple historique célèbre : celui des trajectoires des planètes Uranus et Mercure. La trajectoire de la planète Uranus, planète découverte en 1781, présentait des anomalies non expliquées par la théorie de la mécanique et de la gravitation de Newton. La controverse entre physiciens fut importante, certains y voyant une réfutation de la théorie de Newton et tentant de proposer des corrections à la loi de la gravitation, d'autres y voyant un défaut du modèle du système solaire : peut-être manquait-il une planète dans la description d'alors du système, planète inconnue qui pourrait perturber la trajectoire d'Uranus. On voit bien ici que lorsqu'une observation est mal expliquée, cela peut provenir soit d'une incapacité de la théorie, soit d'un manquement du modèle. En 1846, l'astronome Le Verrier calcula, en utilisant la théorie de Newton, la position de l'éventuelle planète perturbatrice. Lorsque les astronomes observèrent le ciel là où l'avait indiqué Le Verrier, ils firent effectivement la découverte d'une nouvelle planète, qui fut baptisée Neptune. C'était donc bien le modèle qui était en tort, et la théorie newtonienne en sortit triomphante. L'histoire recommença avec la planète Mercure. Certaines caractéristiques de sa trajectoire n'étaient pas non plus correctement prédites par la théorie newtonienne. Le Verrier tenta à nouveau d'expliquer ceci par l'existence d'une planète non découverte, que l'on baptiserait Vulcain. Les caractéristiques orbitales de cette planète furent calculées, mais elle ne fut jamais observée là où elle devait être... Il se trouve en fait que les anomalies dans la trajectoire de Mercure sont dues au fait que, étant proche du Soleil, cette planète subit un champ de gravitation assez fort pour que la théorie newtonienne soit mise en défaut. Sa trajectoire sera donc correctement prédite 50 ans plus tard par la théorie de la gravitation d'Einstein (la relativité générale). Cette fois ce n'était donc pas le modèle qui était en tort, mais bien la théorie qui n'était plus valide pour décrire les phénomènes observés. Les programmes scolaires de physique-chimie permettent aussi de faire ce genre de distinction modèle/théorie. Par exemple en CPGE il est possible de comparer différents modèles de l'atmosphère (isotherme ou non) et de les confronter aux mesures (c'est donc une comparaison de modèles, qui utilisent la même théorie, voir par exemple ce DM et la figure associée). D'un autre côté, il est possible de mettre en évidence le fait que l'optique géométrique n'explique pas les phénomènes de diffraction ou d'interférence, alors qu'ils seront décrits correctement dans le cours d'optique ondulatoire (comparaison de théories). III - Pour aller plus loin : ce que ces considérations ne permettent pasLe diagramme des deux mondes ne permet pas tout... Nous illustrons dans cette partie III deux facettes importantes, mais qui ne sont pas abordée par les outils présentés dans cet article. III.1 - De décrire la façon dont la science se construitLe diagramme des deux mondes permet de schématiser les relations entre une théorie et la partie du monde observé qu'elle permet d'interpréter, ceci une fois que la théorie est achevée et bien établie. Il ne permet en revanche pas de décrire comment la théorie s'est construite au fur et à mesure des travaux des scientifiques. Il s'agit là d'un sujet riche et complexe dans lequel la régularité et les règles ne sont pas de mise : les travaux scientifiques avancent tantôt progressivement, tantôt par révolutions scientifiques et changement de paradigme ; ils sont parfois motivés par la curiosité, parfois aussi par les applications technologiques, industrielles ou par la guerre ; des avancées majeures peuvent être le fruit du hasard, d'autres le fruit d'un travail méticuleux ; les erreurs sont toujours possibles... et les "méthodes" des scientifiques ne sont ni déductives ni inductives, mais empruntent toujours un peu aux deux démarches. Dans les termes du philosophe des sciences Thomas Kuhn, le diagramme des deux mondes permet de caractériser la "science normale", mais pas la "science extraordinaire". On pourra lire Chalmer pour une introduction ou Rovelli (2018) pour un point de vue récent, et évidemment le texte de Kuhn (voir références). Mais si la construction d'une théorie ne présente pas de motif systématique, c'est en revanche bien le cas du fonctionnement d'une théorie établie, et c'est ce que vise l'utilisation du diagramme présenté ici. On peut toutefois, si on souhaite introduire des éléments historiques, proposer une frise chronologique qui l'accompagne et qui montre les tâtonnements du progrès scientifique. III.2 - De philosopherIl est possible de discuter davantage de la division entre monde de la théorie et monde observé, et du statut que l'on donne à chacun de ces deux domaines. Ainsi Kermen (2018) distingue "réalité idéalisée" et "réalité perçue" au sein du monde observé ; Morge et Doly (2013) parlent de "référent empirique" à la place du monde observé afin selon eux de ne pas se positionner dans le débat réaliste/antiréaliste... On peut se poser diverses questions dans le cadre de ce débat, par exemple où précisément placer des entités comme "un électron" : faut-il distinguer l'électron comme concept inventé par les scientifiques (monde de la théorie) et l'électron comme manifestation d'une entité existant réellement (monde observé) ? Faut-il distinguer réalité observée et réalité-en-soi, inatteignable complètement ? La science tend-elle à décrire de plus en plus près la réalité (approche réaliste, suivie par exemple par Einstein avec son image de la montre), où est-elle un édifice qui rend compte des observations seulement, sans garantie d'un accord de fond (ontologique) entre concepts physiques inventés par l'homme et réalité ? La discussion devient alors philosophique ou métaphysique. Nous ne disons pas qu'elle devient inintéressante (bien au contraire), mais nous affirmons qu'elle n'est pas utile aux propos développés ici, et que le diagramme des deux mondes peut-être utilisé sans parti-pris métaphysique sur les grandes questions philosophiques. Tel que présenté ici, il est un outil pédagogique utile et assez puissant pour bien saisir la façon dont fonctionnent les sciences physiques, mais pour rester efficace il ne faut pas trop chercher à le raffiner. Un autre exemple de tergiversation qui peut apparaître lors de la construction d'un diagramme est la question de l'emploi du vocabulaire de la théorie pour décrire les observations. Si on dit que "on observe que la force de frottement augmente avec la vitesse", on utilise les concepts de force et de vitesse, qui sont des concepts du domaine de la théorie. On est pourtant tenté de placer cette phrase dans le monde observé. Il semble que si l'on cherche à être trop rigoureux sur ce point et que l'on s'interdit toute utilisation des concepts théoriques pour décrire les observations, alors il faut les décrire avec un vocabulaire pré-scientifique... et la tâche devient particulièrement complexe et peu efficace. On s'éloigne également de la façon dont fonctionne la science, puisque les scientifiques utilisent pleinement le vocabulaire de la théorie pour "lire" les observations ou décrire et planifier les expériences : comme le soulignent Einstein, Heisenberg et d'autres, le chercheur observe le monde à travers le prisme de la théorie. Il nous semble donc qu'ici aussi, il ne faut pas être trop rigoureux pour que le diagramme des deux mondes reste un outil efficace. ConclusionLes sciences telles que nous les connaissons aujourd'hui sont une pratique extrêmement jeune : depuis Galilée, Newton ou Lavoisier, la physique et la chimie modernes ont environ 400 ans. Alors même que l'homme moderne arpente la Terre depuis 100 000 ans ! Les sciences donnent à l'homme un pouvoir immense et unique : celui, à travers des réalisations techniques, de contrôler la Nature. Il est facile de constater que l'avènement des sciences coïncide avec une influence grandissante de l'homme sur toute la surface du globe. La révolution industrielle, considérée comme le début de "l'anthropocène", est une fille de la mécanique et de la thermodynamique, et le rythme n'a fait que s'accélérer depuis. Cette omniprésence de la science rend essentielle une compréhension de la façon dont elle fonctionne, de ce qu'elle prétend faire et ne prétend pas faire. Nous avons ainsi vu qu'elle n'est pas la science des grecs, qui voulaient tout saisir de la Nature. Qu'elle n'aspire pas à la vérité, ou alors en un sens à préciser, en un sens qui n'est pas attaquable : celui de vérifier ses prédictions au sein des cadres qu'elle définit elle-même. Et ses réalisations, autant technologiques que prédictives, sont bien réelles. La description simplifiée présentée ici, basée essentiellement sur la définition des concepts de théorie, modèle et monde observé et de leur articulation, schématisée via le diagramme des deux mondes, devrait permettre aux étudiants en sciences physiques :
Si le dernier point concerne bien les étudiants en cours d'apprentissage, il semble clair qu'il leur sera aussi utile au delà de leurs études... Il est ainsi regrettable qu'un enseignement explicite de ces bases d'épistémologie ne soit actuellement pas voulu par l'institution. Les choses changeront peut-être bientôt, puisque dans la résolution sur "les sciences et le progrès dans la République", adoptée par l'Assemblée nationale le 21 février 2017, on peut lire que "[l'Assemblée nationale] invite en particulier le Gouvernement à étoffer la partie du programme de philosophie consacrée aux sciences et à l’épistémologie au lycée et dans l’enseignement supérieur." Le diagramme des deux mondes sera-t-il dans le prochain programme de physique-chimie ? Références
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Site version 08/2018. | ||||||||||||||||||||